Plat du jour - Société

Maison Ferrand - Alexandre Gabriel : « Reconnecter le spiritueux à son terroir »

Ecrit par Fred Ricou le 31.10.2016

INTERVIEW - Au mois d'août dernier, nous en parlions, la Maison Ferrand obtenait pour la deuxième fois le prix Best New Product (meilleur nouveau produit) au festival américain Tales of the Cocktail avec le Plantation Pinapple Stiggins’ Fancy. Récemment, cette même bouteille gagnait le Best European Spirit à Berlin. Reprise en main par Alexandre Gabriel en 1989, la Maison Ferrand met aujourd’hui un point d’honneur à travailler le Cognac, mais également le Rhum, le Gin (créateur du premier Gin français), le Curaçao avec toujours l’envie d’aller plus loin dans le goût en s’inspirant de vieilles recettes. Il y a quelques semaines, nous sommes allés à la rencontre du propriétaire des lieux à côté de Cognac pour essayer d’en savoir un peu plus sur cet homme d’esprit passionné de spiritueux...

 
 

 

Comment est née cette aventure ? Ferrand est une famille qui faisait déjà du cognac, non ? 

J’ai grandi dans une ferme et le cognac a été pour moi assez magique, une découverte. J’avais 21 ans, mes cousins et d’autres avec qui j’avais été à l’école ont fait « œnologie », mais, moi, j’ai toujours eu un caractère insoumis et je me suis dit que travailler pour quelqu’un allait être compliqué. J’ai décidé d’étudier le bizness pour faire mon petit truc dans mon coin. Mon rêve, c’était l’Amérique du Sud ou il y a avait des possibilités de fermes incroyables, il y a 35 ans. C’était un rêve à l’époque. J’ai donc étudié l’espagnol, l’anglais, je suis parti aux États-Unis… et pour financer mes études, j’avais créé une petite boîte pour aider les viticulteurs à exporter aux États-Unis et au Japon. Parmi ces viticulteurs, il y avait une branche de la famille Ferrand. J’ai découvert le cognac par la viticulture et cela m’a parlé ! L’une des personnes de la famille me dit un jour : « Je vais prendre ma retraite, est-ce que cela vous intéresse de vous associer ? »  C’était une famille clé de la Grande Champagne et cela m’a plus.

 

Pendant 10 ans, je ne me suis pas payé, j’ai dormi sur beaucoup de canapés-lits quand j’étais en voyage. Pendant 10 ans, la question qui s’est posée, c’est « Comment fait-on pour tout restructurer ? » Produire, c’est une chose, mais il faut avoir un réseau de distribution. Au départ, je voyageais huit mois par an et j’allais d’un hôtel cheap à l’autre pour ouvrir de la distribution. L’idée était de réinvestir en permanence. Maintenant j’en vis, mais depuis 27 ans chaque centime est réinvesti pour continuer à construire et c’est cela qui me plaît et c’est ce qui nous a permis d’être là où l’on est maintenant.

 

J’ai aussi eu, rapidement, la vision de « reconnecter le spiritueux à son terroir » pour moi, c’est un fil conducteur. On oublie que les spiritueux sont des produits agricoles, et, quand on comprend ça, on comprend ce que fait Ferrand. Quand on voit Plantation, on voit le terroir…

 

En quelle année avez-vous commencé le rhum ? 

En 1999. Je voulais faire un rhum et je l’ai appelé Plantation parce qu’aux Caraïbes, une plantation, c’est une ferme.

 

Et le gin ? 

Dés 1989, j’y ai pensé tout de suite, mais cela a nécessité 5 ans de travail, puis il a fallu toutes les autorisations et donc c’est 1996. Citadelle, le 1er gin français, ça fait 20 ans. J’ai passé beaucoup de temps en Angleterre. Un jour, j’étais avec le patron d’une grosse maison de production de gin, le gin n’était plus trop à la mode, on voit passer un corbillard et, avec un humour « so british », il me dit : « Ha, encore un de mes clients qui s’en va… ». Moi, je voulais faire un bon produit, revisiter le gin différemment…

 

Comme ce que vous aviez fait avec le Cognac ? Pour remettre des alcools « vieillissant » sur le devant de la scène ?

Oui et non. Je voulais juste faire un produit que je trouve bon. Je me suis posé la question sur chacune des épices et la façon de les travailler. Le gin a toujours été un produit dont j’ai rêvé. Quand j’allais en boîte, quand j’étais ado, je buvais du gin-tonic. J’adorais, mais je trouvais ça un peu simple, mais j’aimais cette fraîcheur. Je me suis dit « Un jour, je ferais un gin ». Pour le rhum, je n’avais aucune idée. J’avais plein de préjugés. Il y a 25 ans, les rhums français étaient un peu durs, je buvais ça, mais ce n’était pas l’extase. Et le rhum, ç’a été le coup de foudre quand j’ai eu des fûts de bourbon. Je connaissais des gens aux Caraïbes qui faisaient du rhum et je me suis dit que peut-être ça pouvait les intéresser de m’en acheter. J’y vais et là je commence à goûter des rhums extraordinaires, j’appelle mon équipe et je leur dis « On va faire du rhum ! Je vais rapporter des rhums et on va les travailler comme ont sait travailler les spiritueux chez Ferrand » et c’est comme ça que Plantation est né. Maintenant, je passe trois-quatre mois dans les caraïbes, nous avons 15 origines pour le rhum.

 

En revanche, Pinapple Rum (ndlr : récemment élu meilleur spiritueux du monde) n’est pas considéré en Europe comme un rhum, alors qu’aux États-Unis il l’est. Le 110-2008 dit qu’à partir du moment où il y a un rajout de quelque chose qui n’est pas de la canne à sucre dans le rhum, ce n’est pas plus un rhum. Il y a aussi quelqu’un qui nous a beaucoup aidés pour le rhum, c’est l’ancienne acheteuse des magasins Nicolas, Odile Brugneau, elle n’avait pas un caractère facile, mais je l’aimais bien.

 

 

Vous vous inspirez beaucoup de très vieilles recettes, comment est-ce que vous les retrouvez ? 

Je suis un avide collectionneur. Je dois beaucoup à un collectionneur à la retraite, il y a plus de 25 ans, qui disait à toutes les maisons de Cognac « Je range votre votre grenier et vos archives, et j’ai le droit de garder un ou deux exemplaires de ce que je trouve… ». Sa maison était un tunnel au milieu de documents. Il me donnait de temps en temps des choses… Maintenant, je suis les enchères avec les mots-clefs « Rhum », « Gin », « Cognac », etc. Je les vois et je les achète. Je suis insomniaque et, le soir, je travaille sur ses documents.

 

Pour le Gin Citadelle, j’ai de vieux documents en vieil anglais ou en vieux français, tout en manuscrit et qui date de 1771 à 1798. Heureusement, il m’aide ! Parce que, le plus important dans ces documents, c’est de les dépouiller ! Pour le curaçao, j’ai 42 recettes. J’ai des bouquins du 19e et l’on essaye les recettes et il y en a qui sont horribles ! Maintenant, quand je lis une recette, j’ai une idée assez précise du goût. Il y en a, si vous faites ce qu’ils disent, vous tuez quelqu’un !

 

Vous êtes amateur de musique également et l’on peut dire que là, avec la recette, c’est un peu comme un musicien qui va lire une portée et entendre dans sa tête la musique !

Oui, maintenant, j’y arrive ! Et je dis oui parce que sur le Pinapple, j’ai une histoire amusante : J’ai quelqu’un de chez moi, qui avant de travailler avec nous, avait un petit vignoble, il était fâché avec son cousin, et je lui dis : Tu devrais nous rejoindre ! Laisse-le ! — pour les Cognaçais, faire du Cognac grande champagne, c’est du sang bleu – il me dit alors : Je viens ! C’était au moment où l’on commençait à travailler sur Stiggins, le Pinapple, et j’avais l’idée que l’écorce infusée/distillée allait goûter d’une certaine façon, j’avais vraiment cette idée ! L’équipe doutait un peu… Et lui arrive à ce moment-là. 

 

Les trois premières semaines, il se retrouve à éplucher des ananas. Il vient me voir dans mon bureau, presque en larmes, il me dit : « Alexandre, je viens ici pour faire du Cognac grande champagne jusqu’à la fin de mes jours, et je me retrouve à éplucher des ananas, il y a un problème ! » je lui dis « Attends de goûter quand on le distille ! » franchement, je ne savais pas de façon concrète, mais j’avais cette vision du goût ! On l’a distillé, et j’entends encore son pas dans l’escalier, il ouvre la porte : « Sentez ça, Alexandre, c’est délicieux ! » Mais c’est normal, je pense que quelqu’un qui fait ça depuis des années peut le faire ! Tout cela, nous a permis de comprendre qu’il y avait un savoir, au 19e dans les liqueurs et les spiritueux que l’on a oubliés !

 

Le passé, c’est donc votre présent et votre avenir ? 

C’est amusant que vous me disiez ça. À Cognac, certains me disent : « Toi, tu vis dans au 19e siècle… ». Ben non, chez nous, nous avons Benjamin, le directeur technique, qui est ingénieur agronome et œnologue, et l’on travaille sur des techniques qui sont hyper pointues ! Moi, je suis un passionné du savoir…

 

Le goût d’hier avec les techniques de demain, alors ! 

Oui et d’aujourd’hui ! Regardez. Personne n’a fait de recherche sur les différentes variétés de genièvre de façon vraiment pointues. C’est ça, le présent et l’avenir ! C’est vrai que je m’intéresse au passé, parce que dans les spiritueux, il contient des choses qui ont été oubliées et qui sont merveilleuses ! Mais nous faisons beaucoup de recherches et développement ! J’aime l’art du 19e, l’architecture, le mobilier (qui est souvent décrié…) très chargé, mais aussi Haussmann, Berlioz ou encore Victor Hugo ! J’ai pensé à ces gens-là quand j’ai créé le cognac 1840 Formula. J’ai une collection de jeunes vieux cognacs, dont un de 1830. Une fois que c’est fermé, en bouteille, ça ne bouge plus !

 

C’est vrai que l’avantage par rapport à un chef de cuisine, c’est que je peux goûter une recette qui a été créée il y a presque deux cents ans. J’ai toujours pensé que les différentes formes d’expression et de créations s’influencent. Les mouvements romantiques qui touchent la littérature, la musique ou l’architecture se sont influencés ! Les cognacs de cette période sont hyper exubérants ! Ça a de la confiance en soi avec un style très affirmé ! Les maîtres de chai ont forcément été influencés par cela !

 

Qui sont vos clients aujourd’hui ?

J’ai du mal à voir le profil des clients. Je vois les gens qui viennent nous rendre visite, qui sont des gens éduqués, amoureux des belles choses, curieux de la vie et du goût. Ça, je le retrouve tout le temps et dans le monde entier. Pour nous, le Cognac, en Chine, contrairement au reste des producteurs, cela ne représente que 5-6 % du bizness. Nous, les pays les plus importants, ce sont les U.S et l’Allemagne, ils ont une vraie culture du Cognac, les allemands.

 

Dans les dix ans qui arrivent, on a l’impression que vous voulez de plus en plus produire les choses que vous achetez aujourd’hui, comme les baies de genièvre pour le Gin. 

Pas obligatoirement. J’ai envie de le faire quand je suis frustré et que je pense que je peux faire les choses mieux ! Les baies de genièvre, typiquement, j’ai souvent des trucs soit super, soit catastrophique. Je suis obligé de faire des microdistillations dans des alambics de chaque lot, pour être sur que je ce que je vais distiller va être nickel derrière.

 

C’est quoi pour vous, la suite ?

Dans 13 ans, la société aura 40 ans. Moi je me vois sur une mission qui ne varie pas. Peut-être des découvertes. Mais sinon, je me vois distillé dans les caraïbes, inévitablement [NDLR : pour le moment la matière première du rhum, la mélasse de canne à sucre est distillée dans les différents pays producteurs et est mis en tonneau à la propriété Ferrand], là-bas il y des rhums qui sont délicieux. Il y a un intérêt de le faire là-bas, c’est le climat et le terroir et bien entendu, l’accès à la matière première qui est plus simple que de le faire venir ici.

 

Nous voulons continuer à creuser notre sillon. Travailler dans cette cohérence, et travailler sur les points qui sont déterminants au niveau de la qualité du produit. On veut travailler sur différentes variétés de genièvre pour trouver des choses toujours plus étonnantes. Et, j’ai aussi une autre mission dans les années qui viennent, c’est la transmission. J’ai 50 ans, et, pour bien faire les choses, il faut que mes enfants aillent pendant 10 ans voir ailleurs et qu’ils puissent venir me retrouver et je promets que j’essayerais de lever le pied pour leur laisser leur chance. C’est important de savoir faire ça…

 

Mots-clés : alcool spiritueux - cognac rhum gin - alexandre gabriel

 

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