Depuis quelques années, une véritable révolution culinaire se fait. Beaucoup de chefs se sentent grandement impliqués dans une gastronomie responsable qui fait attention au « comment » et « avec quoi » nourrir. Dix chefs se retrouvent ainsi portraitisés dans Les Incontournables, le nouveau livre de la revue 180°C.
« Engagez-Vous ! » Autrefois, l’injonction venait de l’armée pour faire venir un maximum de jeunes hommes dans ses rangs et former ainsi une brigade. Aujourd’hui, si le terme est toujours à consonance militaire, elle est aussi sociale et sociétale. Les chefs de cuisine s’engagent à devenir plus responsables dans leur manière de travailler, mais également dans le choix des produits qu’ils utilisent tous les jours. Les Incontournables, nouveau titre en librairie de nos confrères de la revue 180°C, brosse le portrait de dix chefs et de leurs producteurs, du nord au sud de la France, qui ont su rapidement que la gastronomie responsable ne se faisait pas toute seul ; c’est une chaîne de bonnes volontés qui chaque jour apporte, petit à petit, de très beaux résultats.
« L’idée était de valoriser des chefs qui avaient compris au XXIe siècle ce qu’était la gastronomie responsable » explique à 7deTable Philippe Toinard, le rédacteur en chef des revues 180°C et 12°5. « Après il nous fallait une petite répartition géographique », en ajoutant « on essayera de faire mieux, la prochaine fois, pour le sud-ouest et l’Auvergne…»
Ils sont donc « dix beaux représentants » qui ont tous une façon à eux de faire de la gastronomie responsable : Julien Allano, Cyril Attrazic, Catherine et Hervé Bourdon, Alexandre Couillon, Christophe Hay, Florent Ladeyn, Jacques Marcon, Olivier Nasti, Jean Sulpice et Glenn Viel.
Pour Philippe Toinard, s’il y a bien un exemple criant dans tous ces chefs, c’est le nordiste Florent Ladeyn : « Quand on arrive chez lui et que l’on demande un café, le chef répond qu’il n’y en a pas, mais que l’on peut prendre… une chicorée ! » Même exemple pour Olivier Nasti. De son côté, le chef alsacien « est un chef chasseur qui est autorisé à prélever un certain nombre d’animaux pour la biodiversité de son canton. Il va travailler les produits de la chasse et arrêter ceux qui n’ont pas lieu d’être… ». Côté mer, Alexandre Couillon à Noirmoutier fait pousser ses propres légumes « Là-bas, il n’y a que de la pomme de terre ou des melons et il ne veut pas que les légumes fassent plusieurs kilomètres… »
Pour le moment, beaucoup de chefs ne sont pas encore dans cette optique « on trouve encore du bar de ligne à Aurillac, par exemple, dans certains restaurants… alors que l’on devrait y trouver plus de la truite saumonée ou quelque chose de plus logique dans leur terroir… ». Le mouvement prend doucement : « on ne va pas convertir tout le monde d’un coup » affirme le rédacteur en chef de la revue. « Il faut du temps, de la prise de conscience, et de l’argent… Les chefs travaillent souvent dans une zone de confort de laquelle ils doivent absolument sortir… » Ils doivent s’adapter à ce terroir, ou même inciter à un renouveau.
Justement, nous en avions déjà parlé. Christophe Hay fait partie de ces chefs qui renouvellent leur terroir. Chef doublement étoilé par le guide Michelin, il est tombé amoureux du wagyu, le délicieux bœuf japonais, le caviar du carnivore. Pour réduire son empreinte carbone, il a décidé d’en faire élever à quelques kilomètres de son restaurant.
Sur le sujet du « cuisinier responsable », il est clair : « Ce n’est ni plus ni moins ce que faisaient nos grands-parents… », et d'ajouter : « Moi je suis issu d’une famille agricole, cinq générations sur une ferme, et nous utilisions déjà le fumier de la ferme, aucun pesticide, rien de chimique… » Après être passé par Orlando en Floride et Paris, quand il revient en 2014 dans le Loir-et-Cher, sa région, la première chose qu’il fait est d’aller chercher de petits producteurs locaux, de les valoriser et de devenir, un peu, leur ambassadeur. Dans une même démarche, il décide d’arrêter les produits de la mer et se contente de cuisinier surtout son terroir. C’est au moment de construire un deuxième bâtiment qu’il renforce cette question de responsabilité. Il reprend une vieille bâtisse, l’électrise avec de l’électricité fournie par éoliennes, fait tout pour réaliser une excellente isolation, et remplit sa cuisine d’éléments non-énergivores. Il installe aussi, à côté du bâtiment, un énorme bac à compost de 2000 litres. Soucieux également de sauvegarder les différentes races d’animaux, il travaille à préserver une souche de volaille ultra-locale, la géline de Touraine, volaille emblématique du département élevée par une seule productrice : « Demain, s’il faut, on achètera les paillettes à l’INRA ». Et même pour les poissons locaux « on essaye de faire tourner les espèces… ».
À un peu plus de 600 kilomètres du Loir-et-Cher de Christophe Hay, du côté d’Annecy, Jean-Sulpice est lui aussi engagé dans son terroir, mais se dit réellement « responsable » depuis qu’il est père de famille : « Tu mets au monde des enfants et il faut les éduquer. Il faut aussi les faire vivre dans un environnement convenable. Moi qui suis un amoureux de la nature, je fais de la montagne, je fais du vélo, je fais du ski de rando, et quand je vois des années sans neige ou qu’il y a des glaciers qui fondent, je me dis que mon fils ou ma fille, un jour, ne verra peut-être pas le sommet du Mont-Blanc enneigé. » Né à la campagne, il avoue que pour lui, le « manger » est très important : « C’est une récompense d’une journée de travail intense… l’assiette est réconfortant, c’est une vraie prime parce que tout le monde ne peut pas manger… L’assiette, ça se respecte… »
Si l’ouverture des frontières européennes et mondiales a généré une curiosité naturelle vers ce que mangent nos voisins, Jean Sulpice regrette que, dans un sens, tous ces produits, comme le désormais médiatique Yuzu, cet agrume japonais dont beaucoup de chefs usent et abusent, ne « mettent plus de sens à nos régions… » et l’affirme « C’est la mode, et moi je ne suis pas à la mode ! Je suis à l’écoute de la nature, de mon territoire et je travaille les produits de mon territoire… », et d’ajouter : « Mon auberge (L’auberge du Père Bise à Talloires-Montmin) a les pieds dans l’eau ! Je travaille les poissons du lac et les ressources qui entourent mon auberge… »
Les chefs ne doivent plus hésiter à dire non à leurs clients qui veulent des produits non-locaux : « Le plus dur est de rester cohérent et d’affirmer ses convictions ! » continue de nous expliquer le Chef de l’année pour l’édition Gault&Millau 2017. « C’est naturel de faire ça ! Quand on regarde les spécialités locales, les produits des régions... les recettes sont nées de l’observation du terroir. »
Mais alors, qu’en pensent les clients ? : « La plupart nous suivent, mais nous en avons encore qui n’acceptent pas que l’on ne cuisine, par exemple, que des poissons du lac. Et le pire dans tout cela, c’est que ce ne sont pas les touristes… ce sont des locaux ! Ils sont égoïstes ! S’ils veulent manger du bar, qu’ils aillent dans la région du bar ! »
Les Incontournables va certainement devenir lui-même un incontournable en librairie culinaire. Il est un point d’accroche d’une époque qui change, d’une époque qui, si elle ne fait pas machine arrière, ce qui serait contre-productif, est en plein bouleversement gastronomique. À l’instar de ces dix chefs d’envergure, il est nécessaire de ralentir à la fois la surproduction, mais également la surconsommation. C’est un vrai document sur une époque qui commence doucement à s’arrêter et sur une autre qui commence à prendre une véritable ampleur... Philippe Toinard / Éric Fénot - Les Incontournables « 10 chefs engagés dans une gastronomie responsable » - 180°C - 9791092254570 - 25€
Mots-clés : gastronomie responsable - chefs cuisine durable - revue 180°C