Plat du jour - Société

Jean-André Charial : “Dans la cuisine de Baumanière, le lieu est primordial...”

Ecrit par Fred Ricou le 16.12.2019

Jean-André Charial est une figure gastronomique de la Provence. Propriétaire depuis cinquante ans de Baumanière, “Relais et Châteaux” mythique des Baux-de-Provence et de son restaurant L’Oustau de Baumanière créé par son grand-père en 1945, il a fait paraître il y a quelques semaines son dernier livre « Signature - L’esprit de Baumanière » où il se raconte… de belles manières. 

 


Crédit photo David Morganti


En 1984, sort « Baumanière chez vous », en 1995, vous faites paraître un beau livre tout simplement nommé « Oustau de Baumanière », plus tard en 2013, même titre, mais avec les recettes de Sylvestre Wahid et aujourd’hui « Signature - L’esprit Baumanière » chez Flammarion avec les recettes traditionnelles et celles de Glenn Viel, le chef actuel. Baumanière, c’est un lieu et une histoire qui n’en finit pas de se raconter ? 
Oui. Celui de 1995 était un peu particulier parce que nous fêtions les 50 ans de Baumanière. C’était 50 recettes pour 50 personnalités, c’était soit des plats qu’ils avaient mangé là-bas, soit des plats que j’avais imaginé et qui leur correspondaient bien. C’est vrai que c’est une histoire qui se perpétue… Le plus dur, dans la vie, c’est de durer ! Baumanière à 74 ans d’existence, c’est mon âge, et nous sommes obligé de passer à travers plusieurs générations. Il y a toujours des choses à rajouter. L’arrivée de Glenn Viel, c’est un élément de rajeunissement de la maison. 

Le petit bandeau du livre le dit très bien « la transmission d’un style intemporel », c’est le livre de la transmission ? 
Je dis souvent que je ne suis pas à la mode et comme ça, je ne suis pas démodé. Baumanière est à la fois une institution - on a fait tous les baptêmes, toutes les communions et les mariages de la bourgeoisie marseillaise - mais ce n’est pas un musée pour autant ! La cuisine qu’il y avait dans les années 60-70-80-90, n’est pas la même qu’aujourd’hui ! Elle évolue en fonction des personnalités différentes. Je ne suis pas mon grand-père… Et cela continuera, j’espère ! La transmission, elle est de mon grand-père à moi et de moi, à ma fille que je prépare… Dans la cuisine, elle est de moi, à Glenn en passant par Sylvestre Wahid… 

Comment ce livre en particulier s’est-il réalisé ? Qu’est-ce que vous vouliez dire au travers de lui que vous n’aviez pas encore dit ? 
Je voulais faire un livre différent qui ne soit pas un livre de recettes. Il n’y en a que vingt-cinq alors que d’habitude, c’est plus entre cinquante et quatre-vingts. Je voulais raconter une histoire, un esprit, mon parcours, mes amis, l’importance que j’apporte au vin, au vignoble, aux vignerons, à l’huile d’olive, aux artisans locaux, etc… Il y a un « esprit Baumanière » dans tout ce que je fais. J’ai eu jusqu’à sept restaurants, là en vieillissant, je me concentre sur l’Oustau et sur Baumanière en général. Mais il y a une trame, un fil conducteur, c’est ça que j’ai essayé de transcrire dans ce bouquin… 

Et d’un point de vue iconographie et maquette, vous avez participé à la création de ce livre ? 
Oui ! J’ai choisi, j’ai participé… Je suis très content de ce livre, il correspondait à ce que j’avais dans la tête. 

La transmission, est-ce que parfois elle n’a pas été lourde à porter ? Vous avez déjà pensé « Qu’est-ce que j’ai fait en assumant cet héritage ? » 
Oui. Oui, cela m’est arrivé. Surtout, parce que mon grand-père était un type hors du commun, exceptionnel, et que l’on pensait que j’allais me casser la gueule, que je ne serais pas au niveau…

Comme les enfants de comédiens ?
Oui oui, c’est ça ! Encore récemment, un client m’a dit : “Quand votre grand-père est mort, je n’aurais jamais pensé que vous alliez pouvoir continuer. C’est encore mieux qu’avant…” Je suis content, mais les gens l’ont pensé. Et si les gens le pensent, cela fait peser une pression supplémentaire. Le nombre de fois où j’ai entendu que je n’étais pas au niveau de mon grand-père… 

C’est plus simple d’arriver de nulle-part quand on ouvre un lieu ? 
Non, parce que le lieu est fort et le lieu vous aide. Il a une histoire et il faut en être à la hauteur. Les attentes, il y a des avantages et des inconvénients. Mais dans l’ensemble, c’est plutôt positif. Tout le monde nous l’envie, ce lieu… 

Longtemps, la Provence s’est reposée sur son soleil et ses cigales. Comment est-ce que ce lieu a réussi à se renouveler tout en gardant son histoire et en ne se reposant jamais sur ses acquis ?
On marche sur deux jambes, la tradition et la modernité. Il faut être à la fois fidèle à son histoire, son esprit, et aux valeurs qui sont les vôtres et sans arrêt innover, sentir les choses. J’étais le premier en 1987 à faire un menu entièrement « légumes », j’étais le premier à faire de la biodynamie, etc. Il faut être à la fois en avance sur son temps, mais pas trop sinon, on se casse la figure. Il ne faut pas hésiter à faire des choses nouvelles… 

Vous aimez ça vous renouveler ? C’est facile pour vous ? 
J’aime ça ! Justement d’aller chercher des gens comme Glenn… La quête du sang neuf, etc… Faire en sorte que ce lieu soit toujours vivant ! 

Quand un chef tel que Glenn Viel ou quelques années avant lui Silvestre Wahid arrive devant vous, que lui dites-vous avant qu’il ne s’attaque à la cuisine de Baumanière ? 
Je leur raconte l’histoire. Je leur dis qu’il y a des choses auxquelles je veux bien que l’on touche et d’autres non. Je ne veux pas que l’on touche au menu “légumes”, justement. Je veux que l’on continu à faire des plats emblématiques comme le gigot d’agneau ou comme le rouget, ou encore comme le mille-feuilles, des plats qui font partie de l’histoire de la maison que les gens viennent chercher quand ils sortent de l’autoroute. C’est important qu’ils les trouvent… Mais ça ne les empêche pas de faire autre chose. S’ils font de la Lotte ou du Turbot à la place du Saint-Pierre, moi ça me va très bien… s’il y a de l’huile d’olive plutôt que de la crème… 

Quels sont les latitudes que vous laissez aux chefs en place ? 
Il faut que cela corresponde à l’esprit. Après, ils ont toutes latitudes. Quand on est chef, on a envie de s’exprimer, de faire parler sa sensibilité. Il faut qu’il y ait une rencontre entre ce qu’ils aiment et ce que j’aime. 

Vous goûtez tout ce qu’ils font ? 
Je suis toujours dans la cuisine. Je fais tous les services, je ne suis pas parti. Ce qui est parfois un peu pénible pour Glenn, il m’a sur le dos. C’est savoir délégué. Il s’occupe de la création, je goûte et quand ça me va, c’est très bien. Moi, je suis au passe, j’organise le service. J’ai un peu le rôle de chef… d’orchestre !

Cela fait longtemps aussi que vous travailler l’ultra-local… 

Oui ! Nous travaillons même avec des artisans locaux. La vaisselle, c’est une potière dont je parle dans le livre, je lui ai même installé un local à Baumanière pour qu’elle puisse travailler. Le souffleur de verre à Saint-Rémy me fait les verres. Après, pour la cuisine, je fais moins de homard et plus de poisson de Méditerranée, on essaye d’être le plus local possible. Pour les déchets, maintenant, j’ai des cochons qui mangent les épluchures, on a des machines pour le compost… J’ai toujours été soucieux de l’environnement ! 

Vous faites également du vin en biodynamie, vous pouvez nous en parler ? 
Depuis une trentaine d’années. J’avais créé un domaine qui s’appelait le Château Romanin à Saint-Rémy de Provence. Une cave extraordinaire dans le rocher et j’en suis partie en 2001. Après, j’ai créé un autre vin, L’affectif. Je continue de faire du vin et j’adore ça. Nous faisons 5000 rouges et 2000 rosés. 

Ces vins sont servis à Beaumanière… 
Bien sûr ! 

Puisque nous sommes dans le monde des livres et de la représentation, je pense à Samuel Beckett qui a toujours donné des directives très précises sur ses pièces de théâtre en disant qu’il fallait absolument qu’elles soient jouées comme lui l’avait désiré, même après sa disparition. Vous imaginez déjà ce que pourra être Baumanière après vous, avec votre fille ? 
C’est une bonne question. Je ne me la suis jamais posée. Je n’ai pas vraiment d’idée dessus. Je pense qu’il faut laisser les gens vivre le lieu. Pendant longtemps, je n’ai pas eu de chef, après j’ai eu Silvestre Wahid parce qu’à un moment je pouvais plus, j’avais trop de choses à faire. Sa cuisine était trop marquée « Ducasse ». Je lui ai parlé, je lui ai dit : « Respirez ! Regardez la lumière ! Regardez les oliviers ! Regardez la vigne ! Prenez possession de cet espace et de cette ambiance ! » Il faut du temps pour le digérer et le ressortir. J’ai fait des expériences. Par exemple, j’ai fait des rougets, ceux que je fais à Baumanière, et je les fais à Genève. La salle de restaurant est différente. J’ai les mêmes rougets, la même huile d’olive et pourtant, ça n’a plus rien à voir ! Ce n’est plus le même plat, plus la même chose. Le lieu est primordiale ! Il faut que les gens qui prendront la suite vivent cet endroit, comme moi, je l’ai vécu depuis cinquante ans. Je suis là pour faire plaisir au client, pour donner, pour qu’ils vivent une expérience formidable ! C’est ça qui ne doit pas bouger… 


Jean-André Charial - Signature - L’Esprit Baumanière - Flammarion - 9782081494701 - 19,90€

 

Mots-clés : Provence Baumanière - Jean-André Charial - Chef Provençal

 

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