Pousse-café - Roman

Quand le restaurant Flicoteaux n'était pas une illusion perdue

Ecrit par Fred Ricou le 08.02.2017

Dans les années 1840, les restaurants parisiens prennent une énorme ampleur. Honoré de Balzac raconte dans Illusions Perdues, l'arrivée à Paris de Lucien Chardon qui deviendra plus tard Lucien de Rubempré, un jeune auteur qui veut réussir dans le Tout-Paris littéraire. Les temps sont durs pour ce jeune homme de province et après avoir dépensé une belle somme chez Véry, un grand restaurant au Palais-Royal, le jeune homme découvre le restaurant Flicoteaux, un peu plus dans ses moyens. Cet extrait du roman de Balzac est presque à considérer comme un documentaire historique et culinaire... 

 
 
« Flicoteaux est un nom inscrit dans bien des mémoires. Il est peu d'étudiants logés au quartier Latin pendant les douze premières années de la Restauration qui n' aient fréquenté ce temple de la faim et de la misère. Le dîner, composé de trois plats, coûtait dix-huit sous, avec un carafon de vin ou une bouteille de bière, et vingt-deux sous avec une bouteille de vin. Ce qui, sans doute, a empêché cet ami de la jeunesse de faire une fortune colossale, est un article de son programme imprimé en grosses lettres dans les affiches de ses concurrents et ainsi conçu : PAIN à DISCRÉTION, c'est-à-dire jusqu' à l'indiscrétion. Bien des gloires ont eu Flicoteaux pour père nourricier. Certes le coeur de plus d'un homme célèbre doit éprouver les jouissances de mille souvenirs indicibles à l'aspect de la devanture à petits carreaux donnant sur la place de la Sorbonne et sur la rue Neuve-de-Richelieu, que Flicoteaux II ou III avait encore respectée, avant les journées de Juillet, en leur laissant ces teintes brunes, cet air ancien et respectable qui annonçait un profond dédain pour le charlatanisme des dehors, espèce d' annonce faite pour les yeux aux dépens du ventre par presque tous les restaurateurs d'aujourd'hui.

Au lieu de ces tas de gibier empaillé destinés à ne pas cuire, au lieu de ces poissons fantastiques qui justifient le mot du saltimbanque : " J' ai vu une belle carpe, je compte l'acheter dans huit jours " ; au lieu de ces primeurs, qu'il faudrait appeler postmeurs, exposées en de fallacieux étalages pour le plaisir des caporaux et de leurs payses, l'honnête Flicoteaux exposait des saladiers ornés de maint raccommodage, où des tas de pruneaux cuits réjouissaient le regard du consommateur, sûr que ce mot, trop prodigué sur d'autres affiches, dessert, n'était pas une charte. Les pains de six livres, coupés en quatre tronçons, rassuraient sur la promesse du pain à discrétion. 

Tel était le luxe d'un établissement que, de son temps, Molière eût célébré, tant est drolatique l'épigramme du nom. Flicoteaux subsiste, il vivra tant que les étudiants voudront vivre. On y mange, rien de moins, rien de plus ; mais on y mange comme on travaille, avec une activité sombre ou joyeuse, selon les caractères ou les circonstances. Cet établissement célèbre consistait alors en deux salles disposées en équerre longues, étroites et basses, éclairées l'une sur la place de la Sorbonne, l'autre sur la rue Neuve-de-Richelieu ; toutes deux meublées de tables venues de quelque réfectoire abbatial, car leur longueur a quelque chose de monastique, et les couverts y sont préparés avec les serviettes des abonnés passées dans des coulants de moiré métallique numérotés. 
Flicoteaux 1er ne changeait ses nappes que tous les dimanches ; mais Flicoteaux II les a changées, dit-on, deux fois par semaine dès que la concurrence a menacé sa dynastie. 

Ce restaurant est un atelier avec ses ustensiles, et non la salle de festin avec son élégance et ses plaisirs : chacun en sort promptement. 
Au-dedans, les mouvements intérieurs sont rapides. 
Les garçons y vont et viennent sans flâner, ils sont tous occupés, tous nécessaires. 
Les mets sont peu variés. La pomme de terre y est éternelle, il n'y aurait pas une pomme de terre en Irlande, elle manquerait partout, qu' il s' en trouverait chez Flicoteaux. 

Elle s'y produit depuis trente ans sous cette couleur blonde affectionnée par Titien, semée de verdure hachée, et jouit d'un privilège envié par les femmes : telle vous l'avez vue en 1814, telle vous la trouverez en 1840. 

Les côtelettes de mouton, le filet de boeuf sont à la carte de cet établissement ce que les coqs de bruyère, les filets d'esturgeon sont à celle de Véry, des mets extraordinaires qui exigent la commande dès le matin. La femelle du boeuf y domine, et son fils y foisonne sous les aspects les plus ingénieux. Quand le merlan, les maquereaux donnent sur les côtes de l'Océan, ils rebondissent chez Flicoteaux.


Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l'agriculture et les caprices des saisons françaises. On y apprend des choses dont ne se doutent pas les riches, les oisifs, les indifférents aux phases de la nature. L'étudiant parqué dans le quartier Latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué. 

Une vieille calomnie, répétée au moment où Lucien y venait, consistait à attribuer l'apparition des biftecks à quelque mortalité sur les chevaux. 
Peu de restaurants parisiens offrent un si beau spectacle. Là vous ne trouvez que jeunesse et foi, que misère gaiement supportée, quoique cependant les visages ardents et graves, sombres et inquiets n' y manquent pas. 
Les costumes sont généralement négligés. Aussi remarque-t-on les habitués qui viennent bien mis. Chacun sait que cette tenue extraordinaire signifie : maîtresse attendue, partie de spectacle ou visite dans les sphères supérieures. 
Il s'y est, dit-on, formé quelques amitiés entre plusieurs étudiants devenus plus tard célèbres, comme on le verra dans cette histoire. 


Néanmoins, excepté les jeunes gens du même pays réunis au même bout de table, généralement les dîneurs ont une gravité qui se déride difficilement, peut-être à cause de la catholicité du vin qui s' oppose à toute expansion. 

Ceux qui ont cultivé Flicoteaux peuvent se rappeler plusieurs personnages sombres et mystérieux, enveloppés dans les brumes de la plus froide misère, qui ont pu dîner là pendant deux ans, et disparaître sans qu' aucune lumière ait éclairé ces farfadets parisiens aux yeux des plus curieux habitués. 
Les amitiés ébauchées chez Flicoteaux se scellaient dans les cafés voisins aux flammes d'un punch liquoreux, ou à la chaleur d'une demi-tasse de café bénie par un gloria quelconque.
 »

H. de BALZAC, Illusions perdues, « Scènes de la vie de province », 1843

 

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