Pousse-café - Roman

« À vau l’eau », ou la quête désespérée d'un bon restaurant

Ecrit par Fred Ricou le 12.09.2018

Trouver un bon restaurant peu cher n'est pas une nouveauté. Joris‑Karl Huysmans, l'auteur symboliste du célèbre « À rebours » raconte dans la nouvelle « À vau l’eau » comment Folantin, modeste employé de ministère, cherche à bien dîner, pas cher et dans un cadre confortable. Nouvelle écrite en 1882, l'anti-héros est ici heureux nulle part et l'auteur lui dépeint, avec férocité, une vie terne et sans saveur... 

 
 

Il faudrait traverser l’eau pour dîner, se répétait M. Folantin, mais un profond dégoût le saisissait dès qu’il franchissait la rive gauche ; puis il avait peine à marcher avec sa jambe qui clochait, et il abominait les omnibus. Enfin, l’idée de faire des étapes, le soir, pour chercher pâture, l’horripila. Il préféra tâter de tous les marchands de vins, de tous les bouillons qu’il n’avait pas encore visités, dans les alentours de son domicile.
 

Et tout aussitôt il déserta le gargot où il mangeait d’habitude ; il hanta d’abord les bouillons, eut recours aux filles dont les costumes de sœur évoquent l’idée d’un réfectoire d’hôpital. Il y dîna quelques jours, et sa faim, déjà rabrouée par les graillonnants effluves de la pièce, se refusa à entamer des viandes insipides, encore affadies par les cataplasmes des chicorées et des épinards. Quelle tristesse dégageaient ces marbres froids, ces tables de poupées, cette immuable carte, ces parts infinitésimales, ces bouchées de pain ! Serrés en deux rangs placés vis-à-vis, les clients paraissaient jouer aux échecs, disposant leurs ustensiles, leurs bouteilles, leurs verres, les uns au travers des autres, faute de place ; et, le nez dans un journal, M. Folantin enviait les solides mâchoires de ses partners qui broyaient les filaments des aloyaux dont les chairs fuyaient sous la fourchette. Par dégoût des viandes cuites au four, il se rabattait sur les œufs ; il les réclamait sur le plat et très cuits ; généralement, on les lui apportait presque crus et il s’efforçait d’éponger avec de la mie de pain, de recueillir avec une petite cuiller le jaune qui se noyait dans des tas de glaires. C’était mauvais, c’était cher et surtout c’était attristant. En voilà assez, se dit M. Folantin, essayons d’autre chose.
 

Mais partout il en était de même ; les inconvénients variaient en même temps que les râteliers ; chez les marchands de vins distingués, la nourriture était meilleure, le vin moins âpre, les parts plus copieuses, mais en thèse générale, le repas durait deux heures, le garçon étant occupé à servir les ivrognes postés en bas devant le comptoir ; d’ailleurs, dans ce déplorable quartier, la boustiffaille se composait d’un ordinaire, de côtelettes et de biftecks qu’on payait bon prix parce que, pour ne pas vous mettre avec les ouvriers, le patron vous enfermait dans une salle à part et allumait deux branches de gaz.
 

Enfin, en descendant plus bas, en fréquentant les purs mannezingues ou les bibines de dernier ordre, la compagnie était répulsive et la saleté stupéfiante ; la carne fétidait, les verres avaient des ronds de bouches encore marqués, les couteaux était dépolis et gras et les couverts conservaient dans leurs filets le jaune des œufs mangés.

 

Mots-clés : Joris-Karl Huysmans - 19e siècle restaurant - désespoir

 

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