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EDITO : La vengeance des légumes. Moches !

Ecrit par Frédéric Beau le 27.04.2016

Il pourrait bien s’agir d’un film de série Z : ça commence dans les années 60 avec l’arrivée des grands supermarchés. Quelques cicatrices de guerre encore présentes pour une génération, les manques, la faim et les États-Unis, où tout est mieux. Des traités et des accords pour faire comprendre que le monde a plus à gagner à faire du commerce qu’à s’envoyer des bombes. Et voilà que les assiettes du monde entier sont peu à peu optimisées pour ce commerce. 40 ans plus tard, les étals des marchés d’Europe sont tous les mêmes, à quelques détails (culturels) près.
 

Hullo there

miliquin , CC BY 2.0

 

 

C’est l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture qui nous l’apprend, on comptait dans les années quarante dans les jardins et champs d’Europre près de 1200 espèces maraîchères cultivées. Actuellement on en compte 60  ! Sans parler de la qualité intrinsèque qui diminue chaque saison, pour satisfaire les besoins du marché – financier s’entend.

 

Il faut bien contenter le consommateur qui n’est pas tout à fait une vache. Il a besoin de quelques variations, quelques nouveautés pour attiser sa curiosité et vendre encore. Alors le marché choisit, avec ses propres critères, de culture facile, de transport sans surprise et de stockage peu contraignant. C’est ainsi qu’on ne trouve quasiment plus de mandarine, plus goûteuse et parfumée (avec, il faut l’avouer, quelques pépins) que sa cousine créée de toute pièce : la clémentine. En revanche, le moindre supermarché de campagne nous propose cette racine « connue de nos latitude et classique de notre gastronomie », le gingembre. L’une doit se cueillir mûre et reste assez fragile, l’autre s'entrepose des semaines dans des conteneurs sans être altéré. Exemple parmi d’autres.

 

Quelques grands chefs par besoin d’innovation – doublée d'une prise de conscience forcée de citoyens consommateurs – sauvent peu à peu la mise depuis une dizaine d'années. Reviennent alors doucement des fruits et légumes cohérents avec nos latitudes et avec nos saisons. Parce qu’un panais ou un topinambour n’est pas moins bon finalement qu’une tomate de Hollande en décembre, tout simplement. Des élans de made in France et « locavores » existent, mais doivent cependant encore s’imposer, redevenir une normalité et durer dans le temps pour que les choses changent vraiment. Pourquoi ? Parce que les meilleures tomates ne sont pas les vertes zébrées, ni les noires de Crimée encore moins les tomates grappes : les meilleures tomates sont celles du jardin de ma sœur entre juillet et septembre. Et ce sera toujours comme ça !

 

Le marché est là, attentif : il intègre les changements, et modèle les envies des gens. On emballe dans un beau marketing et la production s'optimise. Ce sont les légumes d’antan pour les uns, les kiwis gold, les pink lady... Mais qui sont cultivés trop loin pour diminuer les coûts de main d’œuvre ou pour plus de soleil, ramassés pas mûrs pour mieux supporter le transport et le stockage, voire enveloppés de cire pour être bien brillants et illuminer les spots des étalages tels des boules à facettes dans une boîte de nuit.

 

S’ajoute à cela le cercle vicieux des bas coûts qui nous trahit. Car le consommateur n’est pas seulement le dindon dupé qu’il n’y paraît. Il a créé certaines de ces dérives. Les fruits et légumes abîmés ne se vendent pas, on standardise donc, on jette aussi. À peu près 30 % de ce qu’on produit n’atteint jamais une assiette. Une perte qui entre malgré tout dans les comptes de la chaîne de production. Et qui malheureusement est répercutée sous forme de baisse de qualité et augmentation de production. Pour faire simple, on paye ce qu’on gâche en produisant plus... de merde. Cercle vicieux, j’avais prévenu !

 

Alors parfois ce n’est pas le consommateur qui se réveille. C’est ainsi que naît « disco soupe » en 2013, assos de producteurs qui distribuent sous forme d’événements des légumes hors normes commerciales. Parce que vendre 30 % moins cher un légume griffé ou trop petit vaut toujours mieux que de le jeter. Et aussi et surtout parce qu’il faut rééduquer le consommateur perverti par des décennies de consommation facile (merci qui ?). Parce qu’un légume qui pousse dans la terre d’un champ ne sortira jamais calibré et uniformément coloré, c’est la nature. Le soleil ne frappe pas tous les angles d’une tomate, il y a l’ombre des feuilles, des faces cachées. C’est normal. Et c’est très bien comme ça ! À moins qu’on ne s’arrange pour la faire pousser, suspendues, quasiment sans feuilles et avec des spots tout autour. C’est joli, uniforme et rouge. Mais ce n’est pas bon.

 

Et puisque tout n’est pas si moche côté consommateurs, ceux qui sont déjà sortis de cette léthargie confortable tentent quelques belles initiatives. Ceux-là montent « les gueules cassées » un collectif qui depuis 2014 fait de plus en plus parler de lui. Cette pomme édentée qui vante la beauté intérieure des légumes moches a même convaincu en quelques années de grosses enseignes de supermarché qui fort du succès de cette expérience pourrait bien récidiver. Et désormais les gueules cassées s'implantent dans d'autres pays, Allemagne, aux Etats Unis, etc. Vendre 30% moins cher, des fruits et légumes (mais pas seuleument) qui sortent des standards de l'industrie agro alimentaire et de la grande distribution. C'est ça l'idée de génie ! Jusqu'ici hors calibre signifiait poubelle, une perte sèche pour le producteur et pour pour la planète. Après le succès de la première année, on peut trouver la pomme édentée, sur du fromage qui n'aurait pas l'épaisseur exacte correspondant aux critères de l'AOC, sur des moules dont le calibre est inférieur de quelques millimetres, des biscuits qui ont perdu un coin, etc. Cela coûte, le prix de l'étiquette au producteur, et un centime reversé à une association qui lutte contre le gaspilalge alimentaire, en échange il peut vendre ce que d'ordinaire il jettait. La vérité c’est qu’on a récemment acheté de ces « gueules cassées », un paquet de poires, il est vrai, assez petites. Elles ont tenu presque 10 jours sans s’abîmer, et elles avaient un goût. Un formidable goût de poires ! CQFD. Et ce n'est pas compliqué, pas d'inscription, pas d'abonnement, pas de magasins spécialisés, quand un produit porte l'étiquette à la pomme, c'est une gueule cassée. Aussi bon, mais moins cher. 
 

Les gueules cassées

 

Alors qui sait : si les choses vont bon train, que les recettes de panais, de topinambours continuent de fleurir sur les blogues, et que cette mode de vient une habitude, les producteurs réagiront. Et pourquoi pas, arrêteront eux aussi de standardiser et de proposer des fraises en novembre. On n’est pas à l’abri de manger des bonnes tomates dans les prochains temps...

 

Mots-clés : Légumes - Mondialisation - gueules cassees

 

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