Pousse-café - Roman

Colette : dans la maison de Claudine, ou le foyer famililal

Ecrit par Petit Louis le 02.06.2016

La maison de Claudine est un recueil de trente — cinq nouvelles publiées en 1922 par Colette. L’auteur nous livre quelques fragments de souvenirs de son enfance heureuse à la campagne. Elle nous fait part avec une certaine intimité de ses moments précieux partagés avec ceux qui l’entourent ; les animaux et sa famille, plus particulièrement sa mère, décédée quelques années auparavant. Colette évoque son passé avec une nostalgie sincère qui est descriptible à travers ses mots justes.



Maison de Colette

« Mon frère le médecin voyait ma mère, chaque jour, puisqu’elle l’avait suivi et habitait le même village ; il la soignait avec une passion dissimulée. Elle luttait contre tous ses maux avec une élasticité surprenante, les oubliait, les déjouait, remportait sur eux des victoires passagères et éclatantes, rappelait à elle, pour des jours entiers, ses forces évanouies, et le bruit de ses combats, quand je passais quelques jours chez elle, s’entendait dans toute la petite maison, où je songeais alors au fox réduisant le rat...


À cinq heures du matin, en face de ma chambre, le son de cloche du seau plein posé sur l’évier de la cuisine m’éveillait...
— Que fais-tu avec le seau, maman ? Tu ne peux pas attendre que Joséphine arrive ?

Et j’accourais. Mais le feu flambait déjà, nourri de fagot sec. Le lait bouillait, sur le fourneau à braise pavé de faïence bleue. D’autre part fondait, dans un doigt d’eau, une tablette de chocolat pour mon déjeuner. Carrée dans son fauteuil de paille, ma mère moulait le café embaumé, qu’elle torréfiait elle-même. Les heures du matin lui furent toujours clémentes ; elle portait sur ses joues leurs couleurs vermeilles. Fardée d’un bref regain de santé, face au soleil levant, elle se réjouissait, tandis que tintait à l’église la première messe, d’avoir déjà goûté, pendant que nous dormions, à tant de fruits défendus.
 

Les fruits défendus, c’étaient le seau trop lourd tiré du puits, le fagot débité à la serpette sur une bille de chêne, la bêche, la pioche, et surtout l’échelle double, accotée à la lucarne du bûcher. C’étaient la treille grimpante dont elle rattachait les sarments à la lucarne du grenier, les hampes fleuries du lilas trop haut, la chatte prise de vertige et qu’il fallait cueillir sur le faîte du toit... Tous les complices de sa vie de petite femme rondelette et vigoureuse, toutes les rustiques divinités subalternes qui lui obéissaient et la rendaient si glorieuse de se passer de serviteurs prenaient maintenant figure et position d’adversaires. Mais ils comptaient sans le plaisir de lutter, qui ne devait quitter ma mère qu’avec la vie. À soixante et onze ans, l’aube la vit encore triomphante, non sans dommages. Brûlée au feu, coupée à la serpette, trempée de neige fondue ou d’eau renversée, elle trouvait le moyen d’avoir déjà vécu son meilleur temps d’indépendance avant que les plus matinaux aient poussé leurs persiennes, et pouvait nous conter l’éveil des chats, le travail des nids, les nouvelles que lui laissaient, avec la mesure de lait et le rouleau de pain chaud, la laitière et la porteuse de pain, la chronique enfin de la naissance du jour.
 

C’est seulement une fois que je vis, un matin, la cuisine froide, la casserole d’émail bleu pendue au mur, que je sentis proche la fin de ma mère. Son mal connut maintes rémissions, pendant lesquelles la flamme de nouveau jaillit de l’âtre, et l’odeur de pain frais et de chocolat fondu passa sous la porte avec la patte impatiente de la chatte. Ces rémissions furent le temps d’alertes inattendues. On trouva ma mère et la grosse armoire de noyer chues toutes deux en bas de l’escalier, celle-là ayant prétendu transférer celle-ci, en secret, de l’unique étage au rez-de-chaussée. Sur quoi mon frère aîné exigea que ma mère se tînt en repos et qu’une vieille domestique couchât dans la petite maison. Mais que pouvait une vieille servante contre une force de vie jeune et malicieuse, telle qu’elle parvenait à séduire et entraîner un corps déjà à demi enchaîné par la mort ? Mon frère, revenant avant le soleil d’assister un malade dans la campagne, surprit un jour ma mère en flagrant délit de perversité. Vêtue pour la nuit, mais chaussée de gros sabots de jardinier, sa petite natte grise de septuagénaire retroussée en queue de scorpion sur sa nuque, un pied sur l’X de hêtre, le dos bombé dans l’attitude du tâcheron exercé, rajeunie par un air de délectation et de culpabilité indicibles, ma mère, au mépris de tous ses serments et de l’aiguail glacé, sciait des bûches dans sa cour. »

 

Mots-clés : Colette romancière maison - Colette famille nourriture - Colette cuisine maison claudine

 

Pour approfondir

Editeur : Lgf
Genre : litterature...
Total pages :
ISBN : 9782253004288


La maison de Claudine

de Colette (Auteur)

Colette La Maison de Claudine «Les souvenirs d'enfance sont toujours difficiles à définir et à décrire. [...] Qu'y a-t-il au fond des plus beaux de tous, qui sont ceux de Mme Colette ? Vraiment rien. [...] nulle part d'événements, seulement un mot, une attitude, une situation, qui sont demeurés dans l'esprit de l'adulte comme symboles de son enfance. Ils devraient ne rien signifier pour nous, ne nous intéresser aucunement. Par la magie d'un art incomparable, ces souvenirs deviennent les nôtres.» Robert Brasillach

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