Pousse-café - Roman

Avec le banquet de Trimalcion, le Satiricon passe à table

Ecrit par OB-Wan Sashimi le 25.03.2016

Les Romains savaient-ils bien vivre ? Dans cet extrait traduit par Nisard (Collection des auteurs latins, Dubochet, 1842), c’est Pétrone, auteur latin du Ier siècle après J.C., qui nous raconte un banquet, mais pas n’importe lequel. Le Satiricon avait inspiré un film puissant, réalisé par Federico Fellini, en 1969, baptisé Satyricon. Une série d’épisodes, d’histoires suffisamment fascinantes pour intriguer. Rendez-vous avec Trimalcion

 


 

LII. L'argenterie, voilà ma passion. J'ai des gobelets qui tiennent une urne, un peu plus, un peu moins. On y voit comment Cassandre égorgea ses fils ; et leurs cadavres sont si bien jetés qu'on les croirait vivants. J'ai une aiguière que m'a laissée le premier des patrons, qui est le mien, où Dédale enferme Niobé dans le cheval de Troie. J'ai aussi les combats d'Herméros et de Pétracte ciselés sur des coupes : tout cela d'un beau poids ; et ce que mon goût pour les arts me procure, je ne le vends à aucun prix. - Comme il en était là, un valet laisse tomber un vase à boire ; Trimalchion se retourne : - Vite ! punis-toi toi-même, étourdi que tu es. - Et le valet de marmotter entre ses lèvres une supplication.

Mais l'autre : - Que me veux-tu ? Est-ce que je suis tracassier avec toi ? Je t'invite à prendre sur toi de ne plus faire l'étourdi. - A la fin, imploré par nous, il lui pardonne. L'esclave gracié se met à courir autour de la table, en criant : Expulsez l'eau, faites place au vin. On releva ce trait de savoir-vivre et d'imagination ; surtout Agamemnon, qui savait comment se gagnait une invitation nouvelle. Trimalchion, qui s'entend louer, rit et boit de plus belle ; le voilà ivre ou peu s'en faut : - Comment ! dit-il, aucun de vous ne prie ma Fortunata de danser ! Je vous assure qu'elle exécute la cordace on ne peut mieux. - Et lui-même élève ses mains par-dessus son front pour contrefaire le baladin Syrus, et tout son choeur de valets chante: «Par Jupiter ! j'en meurs, j'en meurs de rire».

l eût gambadé au milieu de la salle, si Fortunata ne fût venue lui parler à l'oreille, et, je pense, l'avertir qu'il compromettait sa gravité par ces plates bouffonneries. Rien de plus inégal que cet homme : tantôt l'ascendant de sa femme l'arrêtait, tantôt sa nature était la plus forte.

 

LIII. Mais ce qui fit complète diversion à cette rage de danse, ce fut l'archiviste, qui, du même ton que s'il s'agissait du journal des actes de Rome, vint nous lire : -Le sept des calendes de sextilis, dans le domaine de Cumes, appartenant à Trimalchion, sont nés trente garçons et quarante filles. On a porté des granges dans les greniers cinq cent mille boisseaux de froment ; on a accouplé cinq vents boeufs. Dudit jour : mise en croix de l'esclave Mithridate, pour avoir maudit le génie de notre doux maître. Dudit jour report dans la caisse de ce qui n'a pu être placé, cent mille sesterces. Dudit jour : incendie dans les jardins de Pompée ; le feu a pris naissance chez Nasta, le fermier. - Comment ! demanda Trimalchion; quand m'a-t-on acheté les jardins de Pompée ? - L'an dernier, répond l'annaliste, c'est pourquoi ils ne sont pas encore portés en compte. - Trimalchion, bouillant de colère, s'écrie : - Quels que soient les biens que l'on m'achètera, si dans les six mois je n'en ai pas avis, je défends qu'on me les porte en compte. -

Ensuite on lut des ordonnances d'édiles, des testaments de maîtres des forêts qui s'excusaient de ne pas faire Trimalchion leur héritier ; puis des rôles de fermiers ; et la répudiation par le surveillant d'une affranchie surprise avec un garçon de bains ; la rélégation du valet de chambre à Baïes ; la mise en accusation de l'économe, et le jugement intervenu entre les valets de chambre.

 

Mais les danseurs de corde sont enfin arrivés : un bouffon des plus insipides se campe avec une échelle au milieu de nous ; un bambin, à sa voix, grimpe d'échelon en échelon jusqu'au dernier, chantant, dansant tout à la fois ; il passe à travers des cerceaux enflammés ; il tient une amphore en équilibre sur ses dents. Trimalchion tout seul était dans l'admiration ; il déplorait l'ingratitude du métier, et ajoutait : - Il n'y a que deux choses au monde qui me fassent grand plaisir à voir : les danseurs de corde et les corneilles ; les autres bêtes, chanteurs ou acteurs, sont vraiment des attrape-nigauds. Par exemple, j'avais acheté, aussi des comédiens : eh bien, j'ai préféré leur faire représenter des farces atellanes, et j'ai donné ordre à mon chef d'orchestre de ne jouer que des airs latins. -

 

LIV. Il était en verve l'auguste patron, quand le bambin s'en vint lui tomber sur le bras. Ce ne fut qu'un cri dans toute la valetaille, aussi bien que chez les convives : non par amour de ce dégoûtant individu (tous lui auraient vu rompre le cou avec plaisir), mais par la crainte d'une fin tragique de banquet, qui les obligerait à pleurer un mort étranger. Cependant Trimalchion pousse de profonds gémissements, et se penche sur son bras, comme grièvement blessé ; les médecins accourent, et Fortunata la première, cheveux épars, une potion à la main, criant fort haut qu'elle est bien à plaindre et bien malheureuse.

Le malencontreux enfant allait à la ronde se jetant à nos pieds et implorant son pardon. Moi je pestais, dans l'appréhension que ce suppliant en détresse n'amenât quelque autre changement à vue. Je me rappelais trop bien ce cuisinier qui avait oublié de vider le porc. Et je promenais mes regards tout autour de la salle, craignant de voir sortir de la muraille une nouvelle machine ; surtout lorsque je vis fustiger un esclave pour avoir bandé le bras du maître, le bras malade, avec de la laine blanche, au lieu d'en prendre qui fût pourpre. Je n'avais pas erré de beaucoup dans mon pronostic ; car en place de condamnation intervint un arrêt de Trimalchion qui déclarait le bambin libre, pour qu'il ne fût pas dit qu'un tel personnage avait été contusionné par un esclave.

 

Mots-clés : Petrone Satiricon - banquet Trimalcion

 

Pour approfondir

Editeur : Belles Lettres
Genre : poche...
Total pages : 322
ISBN : 9782251799650


Satiricon

de Pétrone (Auteur)

Précurseur du "roman" (avec L'Âne d'or d'Apulée), le Satiricon, dont ne nous sont parvenus que de larges extraits et que le film de Fellini a contribué à populariser, est l'oeuvre d'un auteur dont nous ne connaissons que la date de la mort (66 après J.C.). Il dut, semble-il, se suicider après avoir perdu l'estime de Néron, non sans avoir composé un libelle contre ses débauches. Son narrateur est Eucolpe, qui va d'aventure en aventure dans une ville de la côte, accompagné de son ami Ascylte et de son esclave, le petit Giton (dont on connaît la postérité lexicale). Rejoints par le poète Eumolpe, ils embarquent et font naufrage près de Crotone. Trois temps forts rythment le récit : le repas de Trimalcion, la légende de la veuve d'Ephèse, le séjour à Crotone. Aux bas-fonds et auberges mal famées arpentés par les déclassés, font écho les dévergondages de la haute société impériale, le tout raconté avec bonhomie, ironie ou parfois naïveté mais aussi parodie et persiflage. C'est avec le Satiricon que, pour la première fois, un latin "vulgaire", parlé, accède au statut de langue écrite. Le texte latin est celui établi en son temps par Alfred Ernout, soigneusement révisé par le traducteur, qui donne en annexe la liste et les raisons des variantes retenues.

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