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EDITO - Le Dress Code du dressage d'assiette

Ecrit par Frédéric Beau le 23.05.2016

Implanter des repères universels dans les têtes, les mêmes, de préférence, dans l’espoir de multiplier plus facilement les clients dans le monde entier. C’est le challenge largement relevé par les géants de la mode grand public, Mango, Zara, H & M et tant d’autres. Un objectif délicat à réaliser avec un panel de populations aussi varié. Mais extrêmement profitable lorsque l’on prend suffisamment de recul pour envisager son marché à l’échelle d’une planète entière. Les gens reconnaissent peu à peu les mêmes repères pour qualifier l’esthétique, quelles que soient leurs origines ou leur culture. Et à part quelques tentatives pas forcément réussies ou d'un goût universellement douteux, il en va de même pour nos assiettes. 

 
Beef Burger - Cafe Vue
Alpha, CC BY2.0
 

En matière de plaisirs sensoriels, plus le nombre de sens mobilisés vers ce plaisir est important, plus le plaisir ciblé se rapproche de l’orgasme, la mobilisation sensorielle ultime ! La cuisine est affaire de goût c’est évident (le sens, ça va sans dire), c’est même le cœur du sujet, en second viendrait l’odorat, on salive tous à l’odeur alléchante d’un bon plat sans l’avoir vu ni goûté. On salive même parfois au souvenir de l’odeur, comme les parfums de pain, de brioches ou de viennoiserie diffusés à l’extérieur de certaines boulangeries pour inciter les clients à entrer – une autre histoire... - Cependant la cuisine, est de plus en plus affaire de visuel, voire d’esthétique. S’il y a 50 ans, le seul atout visuel d’un plat était la vaisselle dans lequel on le servait, les choses ont bien changé : même à la maison on s’y met avec plus ou moins de bonheur, il faut l’avouer. Les chefs petits ou grands l’ont bien compris, ils en usent et en abusent copieusement où que l’on se rende.

 

Les assiettes du monde occidental sont devenues extrêmement codées. Standardisées même. Ces derniers varient suivant le public auquel on s’adresse, la catégorie dans laquelle on se situe, brasserie, fusion, grande cuisine, de même que le prix des plats. Et le client déjà habitué abonde largement dans ce sens. Entre un burger de brasserie à 12 € et un autre à 17 €, on ne peut que se satisfaire d'une justification reposant sur la qualité ou le goût. Il faut une présentation, un petit plus, pour que dès l’arrivée du plat et avant la première bouchée le client puisse penser, déjà conquis à 80 %, « Je comprends pourquoi c’est un peu plus cher ici, ça vaut la peine. ». Ou pas. 

 

On voit d’ailleurs de tout, du mini panier en métal pour les frites, au papier sulfurisé imprimé comme un journal sous la nourriture pour faire plus « street food », ceux-là sont juste inutiles. Mais on peut allègrement aller jusqu’au ridicule : j’en ai vu servis dans des sortes de pelles métalliques avec un manche en bois, celle que ma grand-mère utilisait pour la poussière dans le garage, le manche assez long arrivant quasiment jusqu’à l’œil du voisin d’en face. On se demande à quoi pensent ces restaurateurs parfois...

 

Que la recherche de l’originalité à tout prix atteigne de temps en temps le ridicule et même au-delà, ça n’est pas nouveau, et ça existe dans tous les milieux. Les chanteurs et les footballeurs doivent avoir une mention spéciale en la matière. Bref, revenons à nos assiettes.

 

Les assiettes et les décorations changent et évoluent. À l’image des buffets d’il y a une vingtaine d’années, ou l’on n’hésitait pas à recouvrir une structure d’animal, avec des dizaines de tranches de charcuterie, deux tomates cerises en guise d’yeux, plus « l’œuvre était monumentale » et plus elle était suscitait l’admiration. Aujourd’hui, aux antipodes, un buffet parfait se compose d’une multitude de petites bouchées, vérines, mousses. Bien rangé sur des plats, fini l’opulence dégoulinante. C’est mieux ? Oui un peu, peut-être. Mais ce n’est pas un gage de qualité, comme notre paon en rondelles de saucisson…

 

Le plus surprenant, c’est que cette uniformisation n’échappe pas non plus aux plus grands, les assiettes de chefs se ressemblent peu à peu. Quelques éléments clés forment les codes d’une belle assiette d’aujourd’hui. On ne les retrouvera pas tous dans le même plat, (heureusement !), mais leur présence sera pour le client (et les médias) les marqueurs qui feront dire, c’est un plat de chef. Il faut une gelée parfaitement transparente de quelque chose, des petits grains croquants, des herbes ou des fleurs fraîches déposées à la pince à épiler. Des jus et des sauces sous forme de petits points sur les pourtours de l’assiette, soient en chapelet, soient déposés dans une anarchie bien ordonnée. 

 

Quelques poudres pourront même s’égarer jusqu’aux rebords de l’assiette. Si on doit avoir affaire à une purée, ou une mousse épaisse, il y a quelque temps elle devait forcement laisser une virgule très travaillée sur l’assiette en suivant son contour, elle est désormais cachée, comme un ciment des autres ingrédients rassemblés en son sein, au centre de l’assiette. Tous ces artifices, de présentations reproductibles et que l’on retrouve désormais quasi systématiquement. Ils ont évidemment quelques maîtres, les créateurs initiaux, mais ils ne sont qu’une poignée. Ensuite, c’est copié/collé.
 


By cyclonebill - Hvide asparges med pocheret æggeblomme og skovmærkesauce, CC BY-SA 2.0, 

 

Puis il y a les codes de société, le local, le bio... eux aussi ont finalement leur mot à dire dans ce design contemporain. L’assiette devra, idéalement, comporter un ou plusieurs légumes entiers, ou tout au moins parfaitement identifiables. Le rapprochement au produit est aujourd’hui un atout auprès des clients éduqués et bien informés. L’interactivité est un autre code de la société actuelle, le repas ne peut plus être trop guindé, il faut apporter un côté ludique aux plats, une sauce dans une pipette utilisable au bon vouloir de celui qui déguste, des bouillons fumants à faire couler après chaque bouchée et qui font participer le client. La santé et la mode exacerbées des « sans » sont les marques ultimes de ces codes, sans sel, sans gras, cru, le rien étant la perfection, on minimalise à l’extrême. Une feuille de roquette, un cube de thon cru posé dessus, arrosé d’un bouillon : sorte d’infusion de racines et herbes aux vertus aussi exotiques que leur provenance ; et on n’est pas loin d’y être.

 

Depuis quelques années on voit même apparaître des structures complètement incompréhensibles, illisibles. Ah bon ? C’est une blanquette de veau, ça ? Des plats, totalement, déstructurés, des petits morceaux éparpillés dans l’assiette. Oui évidemment, c’est esthétique, aérien, léger. Mais appétissant, gourmand, cohérent ? Pas certain.

 

By cyclonebill - Marv med syltede grøntsager, CC BY-SA 2.0,

 

Ce qui est étonnant, c’est que ces standards sont tellement universels qu’ils représentent de moins en moins les marques d’une cuisine, ou d’une culture. Ils sont davantage les marques, d’un niveau de cuisine. À telle ou telle gamme de prix, on s’attend à retrouver tels ou tels éléments repères de la gamme de prix. Les cubes de bouillon en gelées ne sont évidemment pas dans le code du burger de brasserie. On le sent non ? Si bien, que lorsqu’un Gastón Acurio, déjà renommé pour la cuisine péruvienne qu’il propose, souhaite la faire grandir davantage aux yeux du monde, il envoie ses disciples en Europe, pour y apprendre les codes fondamentaux et indispensables à la reconnaissance occidentale souhaitée.

 

Heureusement ces dressages picturaux, même s’ils se ressemblent de chef en chef ont finalement un juge de paix. Et c’est là où les très grands sortent la tête parmi les grands. C’est le palais, et les réelles qualités gustatives du plat. 

 

Mots-clés : Dressage - Edito - design assiette

 

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