Critiques - Dans les cuisines

Bruno Verjus : « Toutes mes recettes sont empreintes de paysages »

Ecrit par Fred Ricou le 02.05.2016

Bruno Verjus est un autodidacte de la cuisine. Ni école ni formation. S’il peut être aux côtés des grands cuisiniers français actuels, aujourd’hui, c’est grâce à son immense culture culinaire personnelle, son amour pour les produits d’excellence et son goût du très bon. Dans la première partie de cette rencontre, le chef de Table, son restaurant parisien, nous parlait des débuts de cette aventure qui semblait simple… sur le papier ! Alors que nous étions dans la salle avec les clients, nous entrons dans les cuisines…
 

(c) 7 de Table
 

Comment est-ce que vous avez réfléchi à vos produits, aux façons des préparer, de les présenter ?  

J’y ai réfléchi toute ma vie. J’ai passé ma vie à voyager. J’ai fait des études de médecine, je suis parti aux États-Unis, j’ai fait du marketing et du management, j’ai créé ma boîte. Après je suis parti en Chine, j’ai voyagé dans le monde entier pendant 18 ans, tout le temps. J’ai mangé partout, j’ai été très curieux.
 

Grâce à mon amitié avec Pierre Hermé, j’ai mangé dans tous les restaurants du monde, j’ai parlé avec tous les chefs. Je me suis énormément nourri de livre sur la cuisine, que j’ai dévoré. Quand j’ai vendu ma boîte, j’ai passé 8 ans à lire et à écrire. Je me suis cultivé. Ce qu’aucun chef au monde ne peut faire parce qu’ils n’ont pas le temps, pas les mêmes possibilités. Ils n’ont pas fait les mêmes études. Aujourd’hui, je peux amener des choses qui sont complètement différentes. Je peux amener une pratique, comme ce livre que j’ai écrit il n’y a pas longtemps, Recettes pour mes enfants, qui est une pratique non académique, raccourcie, sur des choses qui ne font pas de sens. Toutes ses mises en place super longue et laborieuse que j’ai toujours détestées avec mon palais dans les restaurants. Les choses faites à l’avance, moi, je trouve qu’il n’y a pas l’énergie, la pureté, il n’y a pas ce que je veux. Et donc, du coup ça je ne le fais pas. On fait des mises en place sur des huiles parfumées qui peuvent maturer et amènent quelque chose dans la maturation, mais tout le reste et fait à la seconde.

 

Comment est-ce que cela fonctionne en cuisine ? 

Quand je travaille avec mes garçons et mon second — que j’ai formé, qui a tout compris et qui maintenant fait la cuisine exactement comme moi — l’effort que l’on doit produire, ce n’est pas avant, c’est pendant que l’on nourrit les gens. Nous, on vous fait la cuisine, on ne met pas des choses dans des assiettes avec des petits points, des machins, avec des compas, des règles, des crayons, et je ne sais pas quoi… Nous, on fait des rôtissages très sophistiqués, quand on cuit une volaille, il y a trois étapes de cuisson : on fait un premier rôtissage four avec des infusions d’agrumes, après on là fait reposer dans une étuve, et on là finit sur une grillade barreaudée pour la faire croustiller. Après il faut l’intelligence de créer un timing dans le restaurant. Ce tempo de la cuisine que j’ai créé, vous le trouvez dans très peu de restaurants et c’est normal. Ce que l’on trouve chez Table apporte, non pas un édifice à la cuisine, ça on s’en fout, mais à l’édifice des saveurs et c’est ça que les gens retiennent, ils sont touchés.
 

On est dans un univers très bucolique, c’est ce qui m’anime en cuisine. Toutes mes recettes sont empreintes de paysages, la sole, par exemple, que je sors avec un poireau grillé et où je rajoute des herbes sauvages, c’est vraiment pour moi, l’image de l’île d’Yeu l’hiver. C’est la grosse sole d’hiver, on a les asphodèles qui ressemblent un peu au poireau grillé qui ont pris le sel, qui ont noirci. On a les petites mousses vertes, les petites plantules… et puis il y a cette sole dont la peau vient imiter la couleur du poireau, le petit sel avec le thé matcha… On est vraiment dans cette chromie d’un bord de mer l’hiver. Quand on installe un paysage dans une assiette, une forme de cohérence, on installe une poésie qui me donne envie de faire la cuisine, qui m’anime dans la création de mes recettes et dans la construction de mes assiettes.
 

Pour le mangeur, du coup, ça le met dans un rapport à l’assiette totalement différent. Un rapport de beauté, un rapport de chromie, de cohérence, un rapport à la nature…
 


 

 

Comment est-ce que vous avez créé la carte et comment est-ce que vous la changez régulièrement ? 

La carte, elle change tous les jours. En fonction de ce que j’ai. Je ne passe pas de commande à mes artisans. Je ne travaille qu’avec des artisans en direct que j’ai défendus. Un jour je me suis dit « Je ne suis plus un particulier, je suis un restaurateur, je mets une pression qui est plus importante que d’aller acheter quatre tomates, une volaille et trois poireaux, donc il ne faut pas que je modifie leur biotope parce que c’est ce que je vais leur reprocher plus tard ». Au début, je partageais mes fournisseurs. Maintenant, je ne partage plus. Je considère que la responsabilité de chaque chef, c’est de trouver ses artisans, il y en a des centaines et des centaines, ce n’est pas la peine de travailler tous avec les mêmes.

Comme je disais, je ne commande rien, je respecte leur biotope « Vous m’envoyez ce que vous avez, dans les quantités disponibles… » 

 

C’est un vrai respect de la saisonnalité ?

C’est même plus que la saisonnalité : « T’as quinze volailles de Contres ? Je prends tes quinze volailles. » J’en avais peut-être besoin de quatre ! Mais après, j’en ai peut-être plus pendant trois mois… Pour les légumes, c’est pareil. L’artisan m’envoie douze caisses de poireaux, je travaille douze caisses de poireaux…
 

Les poissons, c’est la même chose : Pascal Hennequin — je peux le citer, il ne travaille qu’avec moi — il me dit : « Tiens, ce matin, j’ai ça, est-ce que tu les veux ? »…

 

Quand on vous suit depuis quelques années, on sait que vous êtes très attaché à l’île d’Yeu, vous en avez parlé, c’était important pour vous de travailler avec des artisans locaux même quand on ouvre un lieu à Paris ? 

C’est mon terrain… De la même façon que je suis né à Roanne, j’habitais à Renaison, donc mon terroir familial c’est Hervé Mons (Fromager, meilleur ouvrier de France en 2000), j’ai été nourri avec les fromages de son père, les siens je les ai ici. Les chocolats, c’est François Pralus, il est de Roanne, etc. On a tous le même âge. L’oseille dans mon dessert, c’est un vrai clin d’œil à Michel Troigros et son saumon à l’oseille… C’est mon terroir natal.
 

Et puis mon deuxième terroir natal parce que j’y suis depuis que j’ai quatre ans, c’est L’Île-d’Yeu. Je là connais comme ma poche. Je connais presque chaque grain de sable ! Comme j’étais d’un milieu assez rural, où l’on connaissait bien les plantes, l’île d’Yeu a été un champ d’exploration extraordinaire et très nouveau parce qu’il y avait des plantes que je connaissais et plein que je ne connaissais pas, toutes les plantes halophiles*, toutes les plantes côtières, toutes les algues, toutes les petites bestioles qu’il y avait dans les fosses… Imaginez, depuis que vous êtes enfant, vous êtes là-dedans ! C’est quelque chose d’assez extraordinaire…

 

Vous faites une sorte de cuisine locale… à Paris ? 

Ouais… Mais en même temps, je vais juste chercher les produits après je fais une cuisine qui est juste personnelle. Elle est personnelle parce qu’elle est habitée de ces images mentales, que j’ai construites dans différents endroits. Après, on cultive des obsessions sur tel ou tel produit, telle ou telle chose, et après tu les gardes. J’ai cultivé l’obsession de l’aubergine que je n’arrivais pas du tout à maîtriser, je ne comprenais pas, et je n’aimais pas, parce qu’elle perdait sa couleur à la cuisson alors que je là trouvais tellement belle ! Une aubergine, c’est une carrosserie de bagnole sublime avec des couleurs incroyables et dès que tu là cuit, ça devient moche et elle perd cette couleur du feu alors qu’elle aime tant le feu ! J’ai donc trouvé une façon hyper technique de la cuire, que j’ai vraiment élaborée tout seul, sans qu’elle perde ses couleurs — elle les perd un peu, mais pas vraiment – et puis j’ai trouvé une façon de la travailler pour qu’elle soit vraiment comme j’ai envie de là manger, mais ça, ça m’a pris un an de boulot, vous voyez ?

Après, j’ai eu la lotte que les gens détestent parce que ça ressemble à une éponge, c’est toujours trop cuit, etc. Et un jour, grâce à un truc dans un restaurant où un type avait foiré son plat, je me suis dit « Putain ! c’est ça ! Il n’a pas compris, mais c’est ça ! » Il l’avait faite crue, il l’avait mal fait cuire, mais c’était ça. Le secret, c’est de ne pas là cuire ! Je me suis entraîné et je me suis dit qu’il fallait là prendre avec une violence extrême, il faut quasiment là brûler dans un feu de bois tout autour pour là fermer, et après il ne faut plus là cuire et là laisser venir tranquillement à température. Ici, on fait cette lotte que j’appelle « enflammée aux bois et feuille de laurier » et qui est un truc dont les gens sont dingues ! Objectivement, c’est sublime ! On a l’impression de manger une langouste… C’est une chaire prodigieuse !

Un restaurant, c’est génial pour ça parce que vous avez des outils pour faire des tonnes d’expérimentations et aller au bout de vos obsessions et de vos passions par rapport à telle ou telle chose…




 

Comment est-ce que vous voyez l’évolution de Table, maintenant ? 

Je ne sais pas. L’évolution, on ne là voit pas à long terme. On a une philosophie Table, philosophie de produits, philosophie de cuisine, philosophie de comportement. Après, il faut être capable de cultiver, deux fois par jour, la gourmandise ! Mon restaurant, comme beaucoup de restaurants j’espère, n’est pas qu’un lieu où les gens viennent se nourrir, ils viennent vivre quelque chose d’un peu exceptionnel ! Un moment exceptionnel que l’on ne trouve pas ailleurs, évidemment qu’ils ne trouvent pas chez eux, mais qu’ils ne trouvent pas dans d’autres restaurants. Sinon, ils ne sont pas fondés à revenir chez vous ! Et pour qu’un restaurant comme le mien fonctionne, il faut qu’il y ait plein de gens qui reviennent sinon ça ne marche pas. J’ai la chance, d’avoir parfois 60 % de gens qui sont déjà venus une fois ! On cultive ça ! C’est rester dans cette gourmandise, dans cette pureté, dans cette sincérité des saveurs, cette sincérité des rapports avec les produits, dans le fait de leur faire la cuisine, d’avoir une cuisine complètement dédiée et puis voilà ! C’est d’être là, c’est de transmettre. C’est le fait que mes garçons en cuisine partagent cette philosophie, aient envie de là partager, de prendre de plus en plus la main sur la réalisation de la cuisine, pour que moi j’ai du temps pour pouvoir penser à élaborer de nouvelles choses, être à l’affût, rester dans la gourmandise, renouveler l’offre de la carte pour ne jamais tomber dans la banalité. Le pire de tout, c’est de tomber dans le banal du quotidien ! C’est de devoir refaire la même chose, tout le temps. Et nous avons la chance, par ce système d’avoir des produits très différents en permanence de rester dans une dynamique et de se dire « Qu’est-ce qu’on fait ce soir ? »…

 

Vous êtes référencé sur le site du guide Michelin. Est-ce que les étoiles vous font briller les yeux ? 

Le Michelin, c’est vraiment le lieu de l’appartenance. Si tu appartiens, tu as une étoile, si tu n’appartiens pas, tu as peu de chance d’en avoir une…

 

Oui, mais vous êtes sur le site ! 

Ils ont demandé à me rencontrer l’année dernière. On a déjà été contrôlé cinq fois, ce qui est beaucoup en deux ans et demi, on est vraiment sous la loupe. Je pense qu’on les intéresse beaucoup. Leur critique est absolument dithyrambique ! Logiquement, si j’appartenais, j’aurais peut-être une étoile, et peut-être même deux ! La probabilité est assez faible que j’en ai une…

 

Peut-être attendent-ils quelques années ? 

Je ne suis pas certain qu’ils attendent grand-chose. Après une étoile, c’est du chiffre d’affaires. Nous, les clients, nous avons la chance de les avoir. Après, avoir une reconnaissance de la part d’un guide comme le guide Michelin qui reste un guide sérieux. Qui a aussi plein de défauts comme le fait d’être déjà… un guide ! qui est déjà un défaut en soi. C’est un exercice extrêmement compliqué. Eux ont des grilles extrêmement rigoureuses et ils font un travail rigoureux. À l’époque, on disait qu’ils n’avaient pas le temps de faire les restos, etc. Moi, ça fait trois ans que je suis ouvert et nous avons déjà eu cinq visites d’inspecteurs… Les autres guides, ils sont venus une fois et ils continuent à me mettre dans leur guide. Il y en a même qui ne sont jamais venus, vu ce qu’ils ont écrit sur le restaurant…
 

Mais si un jour, le guide Michelin veut donner une étoile à Table, nous serions très heureux…

 

*Qui vit dans les milieux salés.

 

Mots-clés : Bruno Verjus - restaurant cuisine - autodidacte philosophie

 

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